Peut-on concilier la pratique ludique et l’écologie ? C’était le thème de l’excellent article de Shanouillette sur Ludovox : http://ludovox.fr/%e2%96%ba-e-d-i-t-o-peut-on-etre-ecolo-et-joueur/ .
On y apprend que 6 jeux sur 10 sont fabriqués en Chine. Je me suis alors livré à un test sur ma ludothèque personnelle en mettant de côté les jeux fabriqués au contraire en France et en Europe, avec donc un bilan carbone moins négatif pour un joueur français. Quelles sont les conclusions de cette petite expérience ?
Les trois mots anglais les plus connus dans le monde : made in China !
Plus des deux tiers de mes jeux viennent de l' »atelier du monde » : la Chine. Le faible coût de la main d’oeuvre et du transport par conteneurs expliquent la délocalisation de la production de jeux vers ce pays, surtout si ceux-ci comportent des figurines en plastique ou du matériel en abondance (ce qui est le cas de nombreux opus ludiques en financement participatif : Batman, Joan of Arc, etc…). S’ajoutent à cela des préjugés qui voudraient laisser croire que la France est condamnée à la désindustrialisation et qu’un jeu made in France est forcément de piètre qualité ou d’un intérêt ludique limité. Et pourtant…
Le made in France, c’est possible !
Deux éditeurs courageux sont les porte-étendard du made in France ludique : Opla et Bioviva. Dans une vidéo pédagogique et efficace, Florent Toscano (auteur et représentant bien connu d’Opla/Paille éditions) nous éclaire sur tout le processus industriel qui conduit à la fabrication 100% française des boîtes de jeu d’Opla :
https://www.jeux-opla.fr/2019/05/03/les-coulisses-de-la-fabrication/
La gamme Opla se compose de jeux de cartes (de très bonne qualité, supérieure à celle de beaucoup d’autres jeux made in ailleurs !) ou de pions et tuiles pour un public familial, avec des parties de 15-20 minutes. Le thème de la nature est omniprésent, notamment avec 3 jeux (l’Empereur, La glace et le ciel, Il était une forêt) adaptés des films de Luc Jacquet, dont le célèbre « La Marche de l’empereur ».
Dans un registre plus didactique et pédagogique, l’éditeur Bioviva s’est récemment illustré en éditant un jeu plus « expert » qu’à son habitude, Terristories, né d’un projet commun avec le CIRAD pour sensibiliser le public africain à la bonne gestion des ressources naturelles: je vous renvoie à l’intéressant article de Plato (magazine sur papier respectant les normes écologiques PEFC et FSC) de janvier/février 2019. On y retrouve le parti-pris fort de ne pas utiliser de plastique et d’utiliser des sachets en papier à la place ! Si vous voulez en savoir plus sur la démarche de cet éditeur exigeant, je vous invite à jeter un coup d’oeil ici :
https://www.bioviva.com/fr/origine
D’autres petits créateurs/éditeurs tentent l’aventure du made in France avec des choix ludiques bien affirmés :
– le financement participatif a permis l’édition par The Freaky 42 de Zombie A Social Club, un jeu de cartes pour 2 joueurs et plus sur le thème des zombies avec une coloration fun, jugez plutôt :
https://www.zombieasocialclub.com/
– L’éditeur DTDA Games est aussi passé par le financement participatif pour créer Light Hunters : Battalion of Darkness, un jeu de cartes pour 2 à 8 joueurs pour des parties de 15 à 30 minutes dans un univers d’heroic fantasy inspiré de jeux vidéo (l’auteur et l’illustratrice viennent du monde de l’infographie et du jeu vidéo). Les illustrations en noir et blanc à l’encre de Chine donnent un vrai cachet et une élégance « stylée » (comme disent les jeunes) à ce vrai beau jeu. Jetez donc un coup d’oeil par ici :
https://www.dtda.fr/fr/light-hunters-ks.html
– Financé par son auteur et sa maison d’édition XKO Factory , le jeu 3X propose à 2 à 6 personnes de jouer en 3 dimensions avec des roues en plastique qui s’emboîtent afin de faire des figures ou des alignements précis. L’auteur a sollicité les ressources de l’industrie plasturgique française (dans l’Ain et le Jura) pour réaliser des composants très solides dont la précision de finition n’a rien à envier aux fameux Legos. Plus d’infos et de visuels ici : https://xko-factory.com/
– Les éditions Borderline ont réussi à éditer deux beaux jeux au matériel de qualité que sont Deal American Dream et Krom, une préhistoire de fou (jeu familial très efficace), avec un thème décalé et un parti-pris humoristique assumé : http://borderlineeditions.com/
– D’autres éditeurs concilient jeu et histoire : le Mémorial Charles de Gaulle propose Mission France Libre, un jeu expert qui vous plonge dans les réseaux de la France Libre à Londres; Old Casa Games vous propose, dans Archaeologia, de faire des fouilles archéologiques avec un matériel de toute beauté made in Ardèche :http://archaeologialejeu.blogspot.com/; Opération Archeo, chez Ludiconcept, est un jeu coopératif fait par un archéologue où, à l’aide d’une application gratuite, vous allez devoir déterminer la nature et la datation d’un site archéologique : le jeu a déjà une extension : https://operationarcheo.fr/qui-sommes-nous/.
Il faut toutefois admettre que les jeux made in France ne représentent qu’une infime minorité d’une ludothèque. Certains éditeurs font le choix de l’Europe pour produire une partie de leur catalogue dans des proportions variables car produire en Chine permet, semble-t-il, de dégager des marges plus conséquentes.
Petite géographie ludique de l’Europe
Le premier pays européen où semble se concentrer la fabrication de jeux, c’est l’Allemagne, sans doute en raison du tissu industriel existant et du fait que le marché allemand est un des plus importants et des plus anciens du monde ludique. Les éditeurs qui se tournent vers ce pays sont d’abord les Allemands eux-mêmes (Haba, Alea, Argentum Verlag, Queen Games) mais aussi français (Sorry We Are French, Days of Wonder, Ludonaute, Oya) ou belges (Pearl Games).
Les autres pays les plus fréquemment mentionnés sur les boîtes de jeu sont la Pologne et la République tchèque, pays limitrophes de l’Allemagne et anciens membres du bloc communiste (où la main d’oeuvre est beaucoup moins chère : souvenez-vous du « plombier polonais »!) : il n’est donc pas étonnant de voir les éditeurs allemands (Alea) y délocaliser une partie de leur production.
On trouve aussi mention d’autres pays : la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne et même la Grèce !
Assez souvent cependant,l’origine géographique d’un jeu reste imprécise : l’éditeur mentionne alors : Union européenne.
Mais faut-il faire entièrement confiance à ces indications ? Un jeu de société est un objet aux multiples composants dont l’origine n’est pas évidente à tracer. Un article de 2014 sur le blog de Gus and Co nous permet de relativiser quand à la possibilité de concevoir des jeux écologiquement responsables : https://gusandco.net/2014/07/02/jeux-de-societe-et-societe-de-consommation-je-declare-forfait/
Conclusion : de l’impact de l’industrie du jeu sur l’écologie et du (mince) espoir d’une prise de conscience…
A l’heure où une certaine Greta Thunberg se prend une volée de bois vert en évoquant la solution de la décroissance, le monde du jeu est-il capable d’une prise de conscience collective ? On pourrait l’espérer en voyant que certains éditeurs proposent d’adopter une attitude plus respectueuse de l’environnement (en utilisant du papier issu de forêts « durables », en participant à des programmes de reboisement), parfois vue comme un argument marketing ou une tentative de « greenwashing ». De même, le thème de la protection de la nature transparaît parfois dans certains jeux (Nemeton, Photosynthesis, CO2 second chance, et bien sûr les jeux Opla et ceux de Bioviva). Sur les festivals ludiques, des pratiques vertueuses se démocratisent : éco-cups, buvettes bio, recyclage des déchets.
Mais l’homo ludicus est comme les autres : il se laisse séduire par les propositions croissantes de l’industrie du jeu, devient un backer compulsif (je suis moi-même un repenti qui se soigne) sur Kickstarter, en quête de la dernière nouveauté, sans se soucier de l’impact des tonnes de kiloplastique de ces jeux made in China voguant sur des porte-conteneurs toujours plus grands et plus polluants ! L’industrie du jeu sort peu à peu de sa niche et adopte les mêmes comportements stéréotypés que le reste des acteurs économiques : de grands groupes naissent et visent seulement à croître.
Alors, que faire ? Il est peut-être temps d’en appeler au bon sens du consom’acteur lambda : est-il raisonnable de sortir chaque année des milliers de jeux dont la plupart tomberont dans l’oubli au bout de trois mois ? Est-il sensé d’enchaîner les projets et les exrtensions de jeux à peine sortis (où la finition pêche parfois dans les règles et le matériel) sans se soucier de savoir si les joueurs pourront suivre financièrement ? Seul l’acheteur potentiel détient le pouvoir d’infléchir le cours des choses : en refusant la frénésie d’achats; en devenant plus exigeant quand à la qualité des nouveautés, en acceptant d’approfondir un jeu sans zapper directement au suivant; en développant les attitudes collectives : clubs, associations, ludothèques, cafés-jeux sont autant de lieux de partage et de tri des bons et mauvais jeux. Le collectif n’est-il pas au final l’ADN de la pratique ludique, à l’inverse de l’individualisme égoïste flatté par un système économique devenu obsolète au regard de l’urgence écologique ?
Gamenki veut faire sa part, comme le colibri de la fable reprise par certains mouvements écologiques, et organise du 20 au 22 septembre 2019 un festival où le thème de l’écologie sera central. Rejoignez-nous pour débattre et y réfléchir tout en jouant : https://www.gamenki.com/gamenki-festival-1er-eco-board-games-festival/